Le dilemme de l'art éphémère.
Du point de vue mécaniciste, la détérioration d’une oeuvre d’art due au temps qui passe n’est rien d’autre que le constat de son vieillissement avec par conséquent la modification de son aspect en fonction du temps.
Le temps est ressenti par le regardeur, et in fine par le chercheur-conservateur, comme la variable indépendante qui agit sur l’œuvre d’art comme sur tout autre système naturel ou artificiel en adhésion au continuum de la vie et à son perpétuel effort de se renouveler.
Le problème de la durée de vie de l’œuvre d’art contemporain, appelée par les artistes « son temps de vie », qui peut se dérouler paisiblement, sans imprévus, est souvent négligée au moment de l’examen conservatif de l’œuvre dégradée. Les rites de la conservation classique (de Cesare Brandi) mettent en scène plutôt la confrontation entre le moment de sa création (dans le passé) et le moment actuel (présent). Le chercheur, dans ses déductions, applique en fin de compte une règle mathématique de comparaison entre deux moments chronologiques précis et il donne ainsi la mesure du temps. Son effort, en révélant les traces douloureuses du renouvellement, se situe dans la mémoire historique qui cherche à deviner les événements ordonnés, comme un archéologue. Le conservateur se situe également dans l’illusion de la répétition du passé dans le présent, à travers des analyses crédibles qui donnent un sens au mouvement perpétuel du temps. Son travail consiste à additionner les effets propres du temps dans un chemin en mouvement perpétuel.
Le conservateur d’aujourd’hui, en sa qualité de regardeur expert, qui porte le poids moral de la réparation, se trouve encerclé entre le pâtir de l’œuvre dans son vieillissement et l’impatience collective qui préfère méconnaître la perte potentielle de l’objet. À lui, seul, revient l’acte décisif qui peut freiner l’érosion du temps : son « faire corps avec le temps » se situe dans le chemin tracé par l’artiste originaire qui, par antonomase, met à l’épreuve les limites des matériaux pour les plier à sa volonté créatrice. Je crois que la restauration de l’art contemporain agit sur cette idée de continuité avec le geste de l’artiste à son tour (in)conscient, dès le départ, des risques de perte auxquels il s’expose (cas extrêmes le Street Art, la Land Art et les performances).
En me référant aux principes brandiens, l’outillage cognitif de la Théorie basé sur une vision mécaniciste de l’art est-il encore adapté à l’organicité de l’art contemporain ? à son coté holistique ? La supposition de phases intelligentes et la manière de concevoir l’œuvre d’art comme des juxtapositions texturales d’éléments (cross section) est-elle encore adaptée à l’extrême porosité de l’agir social de l’art d’aujourd’hui ? Et enfin, je me demande si l’autodestruction est la vocation ultime de l’art d’aujourd’hui et si le fait de vouloir imposer des « mesures » de conservation engage tout son sens ?
Les préoccupations conservatives liées à l’art contemporain, qui ont commencé à animer les débats à partir des muséifications des œuvres des années soixante, et surtout grâce aux émancipations des derniers vingt ans, ont permis de mieux cerner le dilemme de la notion de liberté (liberté de vie et liberté de mort) intrinsèque à l’art contemporain en opposition aux règles canoniques de la conservation. Cette dernière est orientée à maintenir en vie le « corps » de l’œuvre et lui garantir ainsi sa célébration.